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mardi 13 novembre 2007

Les oiseaux de croissance



(Ce billet inaugure une série d'articles de fond moins directement liés à l'actualité et un peu plus réflexifs qu'à l'accoutumée)

D'abord, un poème :


" Oh ! vie heureuse des bourgeois ! Qu'avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne ;
Ca lui suffit, il sait que l'amour n'a qu'un temps.

(...)

Et tous sont ainsi faits ! Vivre la même vie
Toujours pour ces gens-là cela n'est point hideux
Ce canard n'a qu'un bec, et n'eut jamais envie
Ou de n'en plus avoir ou bien d'en avoir deux.

(...)
Regardez-les passer ! Eux, ce sont les sauvages.
Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts,
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages.
L'air qu'ils boivent feraient éclater vos poumons.

(...)
Pour choyer cette femme et nourrir cette mère,
Ils pouvaient devenir volaille comme vous.
Mais ils sont avant tout les fils de la chimère,
Des assoiffés d'azur, des poètes, des fous. "

Les oiseaux de passage, Jean Richepin
(Repris par Georges Brassens)



Et puis une relecture :
Amusant de remarquer comme la valorisation de la liberté d'aller et venir, la mobilité, a perdu son caractère contestataire, émancipatoire, pour devenir précisément un des fondements de l'ordre établi qu'est la société capitaliste. Cette mobilité-là se présente sous l'image assurément sympathique de l'oiseau sauvage, qui va où son désir le veut, assoiffé d'azur, mais cet écran idéologique masque une réalité nettement moins idyllique.

Pour faire court, disons que cette "hypermobilité" rendue possible par les progrès techniques n'est pas seulement critiquable pour ses conséquences sur l'environnement (1). Ces autres conséquences néfastes sont, me semble-t-il, de trois ordres :

- Exploitation : pour que certains puissent être "hypermobiles", il est nécessaire que d'autres restent sur place, "assignés à résidence". On peut alors parler d'exploitation des exclus de la mobilité, puisque le profit généré par la mobilité qu'il rendent possible n'est pas partagé de manière équitable (2). Sans parler de la mobilité des travailleurs, souvent subie par ces derniers sans aucune compensation.

- Désaffiliation sociale : la mobilité semble avoir un effet inversément proportionnel sur la profondeur des rapports humains qu'elle permet. L'homme mobile multiplie les rencontres superficielles, mais perd son ancrage dans un tissu social particulier.

- Déficit démocratique : si le sentiment d'appartenance à une communauté diminue, les démocraties nationales pourraient bien souffrir d'une dépolitisation accrue, ainsi que d'un affaiblissement de la société civile. La tendance serait alors de voter avec ses pieds : Si vous êtes mécontent, il vous suffit d'aller voir ailleurs !


Mais lorsqu'on tient ce genre de discours, on devient rapidement suspect, et on est sommé de se justifier. Quel est ce dangereux liberticide qui crache sur l'émancipation de l'individu, la liberté, le cosmopolitisme ? se demande peut-être le lecteur aux sourcils froncés.

Rassurons-le, ce lecteur. Il est indéniable que le libéralisme, et dans son sillage la théorie économique, ont eu à l'époque des Lumières un rôle salutaire de critique de l'ordre féodal. Mais la dimension critique de ce mouvement s'est finalement épuisée pour se muer en simple légitimation de la société marchande capitaliste (3). C'est exactement ce que je disais plus haut concernant la mobilité. Mais comme on ne dissocie rarement ces deux mouvements, celui qui critique les valeurs de la société capitaliste est bien vite taxé de liberticide. On peut pourtant reconnaître le rôle de ces valeurs dans l'émancipation de l'individu, tout en rejetant leur exacerbation dogmatique.


Pour en revenir à ma relecture (complètement outrancière) du poème de Richepin, les oiseaux de la société mondialisée sont aussi des fils de la chimère, mais est-elle encore le bleu paradis, la lointaine grève ? Ou, bien plus prosaïquement, l'amélioration perpétuelle de leur condition matérielle ?

Aujourd'hui, les vrais sauvages seraient-ils ces "objecteurs de croissance", qui appellent à la relocalisation de l'économie, et à la modération de cette tendance à la mobilité incessante, pour refonder une société basée sur la convivialité ?


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(1) Je m'inspire ici de la démarche suivie par John Adams dans Hypermobility : Too much of a good thing, RSA, 2001, même si je ne souleverai pas vraiment les mêmes arguments que ceux évoqués dans son article, un peu capillotractés à mon goût... C'est le risque qu'on court quand on fait de la science-fiction :p
(2)cf. L. Boltanski et E. Chiappello,
Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
(3)Là je me réfère au cours de Ch. Arnsperger,
Philosophie et épistémologie de l'économie, UCL, 2006. Le passage que je résume s'inspire à la pensée de Horkheimer et Marcuse, pour répondre à la question qui donne son intitulé au chapitre : "L'économiste peut-il améliorer la société ?"

3 commentaires:

Cab a dit…

T'es bien content de l'hypermobilité quand elle t'épargne de faire Montgom'-chez toi à pied sous la pluie à 3h du mat' quand même :D

Plus sérieusement, il me semble qu'il y a un contrepoids important à l'hypermobilité que tu décries : la société de l'information. Tout le monde est de plus en plus scotché à son écran (moi le premier) et c'est une attitude qui n'encourage pas vraiment la mobilité. L'hypermobile a beaucoup plus de relations sociales qu'un geek.

Il faut aussi souligner que le geek est volontairement geek. Ce n'est pas une condition subie mais bien voulue (ou du moins non refusée).

Par ailleurs cette hypermobilité reste (et, je pense, restera) l'apanage d'une élite. La plupart des gens cherchent à rester sédentaires et enracinés dans leur environnement. Il n'y a qu'aux USA qu'on change de lieu de vie comme de chemise et je n'ai pas le sentiment qu'une telle mentalité est prête d'habiter l'Europe.

D'autre part, tous les économistes prédisent que les transports vont coûter de plus en plus cher à l'avenir, ce qui freinera d'autant la propension à bouger. L'ère de l'hypermobilité ne sera donc jamais qu'éphémère...

Quant au déficit démocratique, je pense qu'au contraire, le fait de rencontrer sans cesse des populations différentes ne peut qu'encourager le cosmopolitisme, le sentiment d'une appartenance commune à l'humanité, ... et de là, un réinvestissement de la société civile dans un autre niveau de pouvoir que celui de l'Etat-nation : celui du monde, niveau de pouvoir d'ailleurs nettement moins nombriliste. N'est-ce pas joli tout ça ? (et en plus c'est facilité par l'existence du Web :) )

Uttam a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Xime a dit…

Il faudrait vraiment que je rédige une réponse digne de ce nom à cette réaction...

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